Paul Valéry
Quelques considérations sur l'art poétique
Le poète ne part pas d'une idée ou d'un sentiment pour chercher ensuite les mots, les images et les rythmes appropriés. Fond et forme sont liés de façon indissoluble, ou, s'il est légitime de les distinguer, c'est la forme qui précède le fond.
(...) La poésie est l'ambition d'un discours qui soit chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n'en porte et n'en peut porter. Rien de plus simple à concevoir que le désir d'accroître indéfiniment cette charge de merveilles, qui se superpose, ou se substitue, à la charge utile du langage. Mais cet accroissement a des limites qui s'atteignent aisément; l'équilibre qu'il faut maintenir dans le lecteur, entre l'effort qu'on en exige et les forces qu'on lui suggère, ne demande qu'à se rompre. L'obscurité, d'une part; l'inanité de l'autre; le vague excessif, l'absurde, la singularité personnelle exagérée, tous les dangers qui ne cessent de veiller étroitement autour des ouvrages de l'esprit menacent spécialement les poèmes et les sollicitent vers les abîmes de l'oubli.
(...) la poésie n'a pas le moins du monde pour objet de communiquer à quelqu'un quelque notion déterminée, - à quoi la prose doit suffire. (...) En somme, le sens, qui est la tendance à une substituion mentale uniforme, unique, résolutoire, est l'objet, la loi, la limite d'existence de la prose pure.
Tout autre est la fonction de la poésie. Tandis que le fond unique est exigible de la prose, c'est ici la forme unique qui ordonne et survit. C'est le son, c'est le rythme, ce sont les rapprochements physiques des mots, leurs effets d'induction ou leurs influences mutuelles qui dominent, aux dépens de leur propriété de se consommer en un sens défini et certain. Il faut donc que dans un poème le sens ne puisse l'emporter sur la forme et la détruire sans retour ; c,est au contraire le retour, la forme conservée, ou plutôt exactement reproduite comme unique et nécessaire expression de l'état ou la pensée qu'elle vient d'engendrer au lecteur, qui est le ressort de la puissance poétique. Un beau vers renaît indéfiniment de ses cendres, il redevient, - comme l'effet de son effet,- cause harmonique de soi-même.
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